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Mathieu Roy : questionner les à priori

Lundi, 20 novembre 2017

La version intégrale du documentaire Les dépossédés de Mathieu Roy prend l’affiche aujourd’hui le 20 novembre à la Cinémathèque québécoise (voir les horaires de projection). Nous avons rencontré le cinéaste lors d’une passionnante entrevue dans laquelle il nous fait part de sa réflexion sur l’état de cette situation alarmante qu’est la libéralisation des marchés de l’agroalimentaire. En voici quelques morceaux choisis.

Synopsis officiel : Les dépossédés est un voyage impressionniste dans la réalité quotidienne des petits agriculteurs qui peinent à joindre les deux bouts. Dans un monde où l'agriculture industrielle règne en maître, la production d'aliments demeure l'une des professions les moins bien rémunérés de la planète. À mi-chemin entre le cinéma vérité et l'essai, ce film explore les mécanismes propulsant les agriculteurs dans une spirale de désespoir, d'endettement et de dépossession.

Comment est venue l’idée de départ du film?

C’est mon ami Richard Brouillette qui avait développé ce projet avec le photographe Benoit Aquin. Pendant plusieurs années, ils ont fait des recherches ensemble. Richard a écrit un mémoire de recherches extraordinaire sur la situation mondiale. Ensuite, il m’a convaincu d’embarquer dans le projet. J’ai donc hérité d’un projet qui existait déjà. Donc j’ai ramené Benoit à la photo avec moi, Richard au scénario et à la production. On a donc gardé le trio de création intact.

Dans Les dépossédés, deux styles radicalement différents se côtoient et se répondent. D’un côté des plans longs, sensoriels et de l’autre des entrevues très approfondies...

D’une part, il y a le parti pris de montrer le temps et d’imposer au public un ralentissement et créer un effet d’optique pour le conditionner et lui faire comprendre le travail paysan, que moi comme urbain je ne connais pas. C’est la raison de base de la lenteur. Ensuite, nous avions la volonté d’être à contre-courant de la mode du montage épileptique qu’on nous nous bombarde en permanence. On reçoit des images de partout, tout le temps, et le rythme est tellement effréné que les images en perdent tout leur sens. C’est comme de la propagande. Il n’y a plus place à la réflexion et je trouve ça affolant...

On laisse les gens s’exprimer et approfondir leur point de vue en créant un contexte historique. Quand on parle de la crise alimentaire, il faut expliquer les choses. Et dans le film, les intellectuels indiens qui s’expriment, nous ramènent tous à la colonisation. C’est important de comprendre que l’une des raisons pour lesquelles il y a une insécurité alimentaire aujourd’hui c’est parce que les fermiers qui faisaient pousser de la nourriture pour leurs villages et pour leur subsistance se sont fait avoir. On leur a fait miroiter plus de revenus si ils transigeaient vers des «cash crops» (canne à sucre, coton, vanille, etc.) en leur disant ‘vous allez avoir plus d’argent pour vivre’, mais au contraire, on a créé une double dépendance. Non seulement ils n’ont plus de nourriture pour eux-mêmes, ils sont donc dépendants des prix du marché, mais ils sont aussi dépendants des prix du marché pour vendre leurs propres récoltes. Ils ne contrôlent plus rien. Et pour comprendre ça, il faut bien comprendre les racines historiques de la situation. On en revient au passé colonialiste-impérialiste des pays occidentaux. Comme le dit l’économiste Utsa Patnaik, l’origine des sciences économiques, Adam Smith, c’est le colonialisme. Personne ne pense à ces choses-là. On vit dans un monde où ne questionne plus les a-priori qui nous gouvernent. Alors que le néo-libéralisme et la mondialisation sont des crimes contre l’humanité. On est dans un monde de propagande depuis des siècles et donc on ne se questionne plus sur l’origine des choses.

Est-ce que l’on peut imaginer que Les dépossédés forme avec Surviving Progress une sorte de diptyque?

Surviving Progress a été très important dans ma vie parce qu’il m’a permis de franchir une étape. Et de remettre en cause mes valeurs et mes croyances, tout en m’offrant la chance de me questionner sur les fondements de notre civilisation. Ce film m’a amené beaucoup plus loin. Quand je regarde le travail intellectuel que j’ai accompli, j’en suis très fier. Malgré tout, il y a beaucoup d’idées que je trouve aujourd’hui trop simplistes. On évolue. C’est un film qui a voyagé, les gens l’ont vu et ont été inspirés... Les dépossédés, c’est un film qui me ressemble beaucoup plus. C’est une expérience de cinéma moins formatée, plus libre. En même temps, je suis conscient que ça va attirer moins de monde que Surviving Progress, de par sa forme et sa durée. Mais c’est un film qui ne laisse personne indifférent. Lors des visionnements, les gens comprennent la démarche. Le défi c’est d’amener le public. C’est un défi que tous les cinéastes ont pour tous les films, de toute façon. Tant qu’à savoir que l’on vit dans un monde où le cinéma est en crise, alors ne faisons pas de compromis et faisons des films comme on veut vraiment les faire.

Dans le film, il y a une vision assez sombre de la situation. Est-ce que malgré tout, il existe une porte de sortie à ça, une zone d’espoir?

On me demande souvent s’il y a des solutions. À la première, les gens me parlaient beaucoup du film Demain [film de Mélanie Laurent et Cyril Dion sorti en 2016, NDLR]. Je déteste ce film, car il n’est qu’un mirage de déni pour les bourgeois qui ne veulent pas vraiment réfléchir aux sources des problèmes. Il est parfait pour les gens qui se disent ‘mais non, tu vois, il y a des gens qui vont s’en occuper. Tout va bien dans le fond’. C’est une dissonance cognitive. C’est tellement superficiel. Il y a des vignettes qui ne font qu’écorcher la surface des choses.

Quand on me demande quelles sont les solutions, je réponds que Les dépossédés, c’est la première étape pour qu’on sorte de ce problème systémique structurellement profond. Il faut montrer les racines de ce problème et les expliquer. Pourquoi on ne parle jamais de l’OMC dans les nouvelles ? Pourquoi la libéralisation des marchés est-elle une évidence? Pourquoi les pays du nord subventionnent leurs fermiers et pas les pays du sud? Ce sont des crimes contre l’humanité qui sont légalisés par tout l’appareil des institutions internationales et des médias qui légitiment le crime. Tant que ces choses-là ne sont pas digérées, discutées par les jeunes générations, alors il n’y a aucune solution, aucun «band-aid» possible. Oui, il y a des mouvements d’urbains qui reprennent possession des fermes et oui, c’est bien parce que le monde actuel s’effondre et va continuer de s’effondrer. Il y a un autre monde qui renaît à travers les gestes posés par de petites communautés locales. Mais ce ne sont que des minuscules changements qui ne vont pas régler le sort des 5 milliards de personnes que vivent aujourd’hui dans la survivance alimentaire.

À mon avis, la solution, c’est de continuer d’expliquer les racines économiques du problème. Tant qu’on ne talonnera pas l’OMC et tous les géants de l’agroalimentaire, on ne changera rien. Dans le film, Marcel Mazoyer [ingénieur agronome et auteur, NDLR] qui explique très bien l’hypocrisie humaniste et le mirage de l’ONU. Il dénonce l’alibi des politiques libérales en place. On nous fait croire que l’on fait tout ce qu’on peut pour mitiger l’impact de ces politiques par une série de mesures, ONU, FAO, aide alimentaire... mais inconsciemment, nous sommes endoctrinés pour ne pas remettre en question notre propre confort. C’est juste une minorité qui ose questionner ces préceptes. Donc, je vais continuer à faire des films pour exposer le système, et essayer de démonter les croyances.

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Les dépossédés - Un film de Mathieu Roy - Scénario : Richard Brouillette et Benoit Aquin - Photographie : Benoit Aquin et Mathieu Roy - Montage : Louis-Martin Paradis - Avec : P. Sainath, Utsa Patnaik, Marcel Mazoyer, Syngenta, l'OMC et plusieurs autres - Distribution: FunFilm Distribution

 

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